- FORMALISME RUSSE
- FORMALISME RUSSE«Si on laisse de côté les faibles échos des systèmes idéologiques antérieurs à la Révolution, la seule théorie qui se soit opposée au marxisme en Russie soviétique, dans les dernières années, est la théorie formaliste de l’art. Ce qui est paradoxal ici, c’est que le formalisme russe était étroitement lié au futurisme russe et que, lorsque celui-ci, du point de vue politique, capitula plus ou moins devant le communisme, le formalisme manifesta de toutes ses forces son opposition théorique au marxisme.» Ce jugement de Trotski, extrait de Littérature et révolution , permet de comprendre l’importance qu’avait en Union soviétique, en 1924, l’école de critique littéraire baptisée «théorie formaliste» ou «formalisme». Plus tard les publicistes marxistes seront moins indulgents et surtout moins beaux joueurs. Lounatcharski disait du formalisme que c’était un légume hors de saison (après la révolution d’Octobre) et, en 1930, l’aboyeur de service les accusait de «criminel sabotage idéologique». Une chose est certaine: si le formalisme est apparu en 1917, il ne s’est épanoui qu’après la Révolution; en un sens, il est un fruit du bouleversement, de l’excentricité issue de la Révolution, en dépit de Trotski qui le définit comme «un avorton de l’idéalisme appliqué aux problèmes de l’art», autrement dit comme le dernier refuge de l’idéalisme au pays du matérialisme... Si, certes, le formalisme n’a rien de commun avec le marxisme, comme le fait remarquer Victor Erlikh, le rejet des «bavardages» et l’enthousiasme pour une certaine «technicité» littéraire s’apparente assez bien à l’enthousiasme industriel d’après Octobre. Cependant, la contestation, en U.R.S.S., perdant de plus en plus ses droits, les diatribes se firent de plus en plus féroces contre les formalistes, qui se défendaient maladroitement. Arvatov et un groupe de «sociologues-formalistes» tentèrent un impossible renflouage du formalisme par le marxisme, mais bientôt sonna, à partir de 1930, l’heure des abjurations (Chklovski) ou d’une retraite vers le roman historique et l’érudition (Tynianov, Eichenbaum). Plus que jamais, «formalisme» fut une injure brandie à tout propos dans les homélies officielles. La brillante pléiade de jeunes critiques et écrivains qui avaient, durant trois lustres, animé la scène littéraire russe se dispersait; leurs œuvres et manifestes, tirés à peu d’exemplaires, devenaient introuvables. Pourtant, le formalisme ne devait pas mourir.Dès 1920, Roman Jakobson avait transporté à Prague l’esprit des recherches formalistes; il fondait, en 1926, le Cercle linguistique de Prague, d’où devait sortir le structuralisme linguistique. Une fortune inattendue attendait les idées formalistes. Depuis 1955, on assiste à une véritable redécouverte: reproductions photomécaniques des principaux travaux des formalistes par des éditeurs occidentaux, vogue grandissante de ces ouvrages parmi les slavisants de l’étranger, et plus récemment résurgence de l’héritage formaliste en U.R.S.S. même, où une jeune école de structuralisme littéraire s’est développée à l’université de Tartu. Le problème que pose aujourd’hui le formalisme russe serait plutôt celui de sa renaissance: pourquoi et comment une école de critique littéraire pouvait-elle resurgir trente ans après sa «mort» violente?1. Les originesLe formalisme russe est né de deux cénacles littéraires: l’un, le Cercle moscovite de linguistique, qui se forma en 1915 à Moscou, à l’initiative de quelques étudiants, l’autre constitué à Saint-Pétersbourg et baptisé Société pour l’étude de la langue poétique, en abréviation Opoïaz. À Moscou le président du cercle était Roman Jakobson, un étudiant qui s’intéressait à l’éthnographie slave et à la philosophie du langage. À Pétersbourg, la plupart des membres de l’Opoïaz étaient des élèves du philosophe Beaudouin de Courtenay, parmi lesquels se distinguèrent Iakoubinski, Victor Chklovski, Boris Eichenbaum. Il y avait deux communs dénominateurs à ces berceaux du formalisme: l’intérêt porté à la linguistique et l’enthousiasme pour la poésie moderne, tout particulièrement le futurisme. Ainsi, Jakobson et Chklovski non seulement étudiaient avec passion les métaphores de Maïakovski, les inventions verbales libres de Vélémir Khlebnikov, d’Alexandre Kroutchenykh ou de David Bourliouk, mais ils frayaient avec les poètes auxquels les liait une amitié turbulente. Cette connivence avec l’avant-garde poétique, un certain goût de la bohème littéraire et du défi aux conventions donnèrent aux premières manifestations «formalistes» un air de provocation juvénile. Tous les formalistes ne partageaient d’ailleurs pas ces goûts: Eichenbaum et Victor Jirmunski se sentaient plus de penchant pour la poésie symboliste et akméiste: l’intimisme psychologique, la syntaxe rapide et parlée des vers d’Anna Akhmatova les attiraient plus que la poésie «transrationnelle» de Kroutchenykh. Au reste, les querelles n’ont pas manqué entre formalistes et les comptes rendus ou chroniques du mouvement, principalement ceux de Chklovski et de Jirmunski, sont souvent en contradiction, voire en belligérance. Chklovski limite le formalisme russe à l’Opoïaz. Jirmunski en fait un mouvement beaucoup plus vaste qui s’articule mieux à ses prédécesseurs symbolistes.2. Élaboration des thèmesUne révolution méthodologiqueAvant tout le formalisme marqua en littérature une période de crise méthodologique aiguë. La littérature avait toujours été en Russie soumise au carcan d’une critique sociologisante à sous-entendus politiques et idéologiques. Depuis Vissarion Biélinski, et surtout à l’époque positiviste, le critique exigeait du créateur qu’il interprétât la «réalité». Le lien causal entre la «vie» et la «littérature» était un dogme. Et le moralisme puritain de Tolstoï n’avait fait que renforcer à sa façon cet état d’esprit. Ce joug ne fut vraiment secoué que par la génération symboliste, qui non seulement affirma le lien de l’art avec des réalités spirituelles ou métaphysiques, mais tenta aussi de cerner le mystère de la langue poétique, instrument d’accès aux symboles. Cette tentative prit avec Andréi Biély un aspect scientifique. Aux éditions du Musagète, un groupe de jeunes poètes, où figurait Boris Pasternak, se réunissait sous la direction de Biély pour étudier statistiquement la «morphologie du vers russe». On peut dire que la première recherche «formaliste» russe fut cet énorme recueil d’articles rassemblés en 1910 par Biély sous le titre Symbolisme . Biély s’y livre à une étude de la «morphologie comparée des poètes lyriques russes» et définit le vers comme une sorte de lutte constante entre le mètre (schéma contraignant) et le rythme (unité intérieure du vers) qui pousse le poète aux «infractions» rythmiques. Cette théorie s’appuyait sur de minutieuses enquêtes. Plus tard, les formalistes renièrent souvent le symbolisme, sa sujétion aux «correspondances» baudelairiennes, à quoi ils opposaient la déformation créatrice des futuristes. Mais, en fait, jamais leur révolution méthodologique n’aurait eu lieu sans celle du symbolisme. Comme les symbolistes, les futuristes sont partis d’études sur la langue poétique et sa spécificité.Dans une première phase, leurs travaux furent de patientes et savantes nomenclatures des «procédés» poétiques. Rejetant le principe que la poésie se distingue de la prose par ses images (idée canonisée au XIXe siècle par le philologue russe Potebnia), ils s’attachaient à définir «comme trait distinctif de la perception esthétique le principe de la sensation de la forme». En 1916, puis en 1917, paraissent à Saint-Pétersbourg deux Recueils sur la théorie de la langue poétique . Impertinent et érudit, Chklovski y attaquait les conceptions symbolistes. Les images, dit-il, sont un lot usé et toujours épuisé que l’on se passe d’une génération à l’autre; elles ne caractérisent rien. «Tout le travail des écoles poétiques n’est qu’accumulation et révélation de nouveaux procédés pour disposer et élaborer le matériau verbal et il consiste beaucoup plus en la disposition des images qu’en leur création.» L’image n’est donc qu’un moyen de la langue poétique entre bien d’autres, les parallélismes, les hyperboles, les comparaisons, les répétitions, etc., qui remplissent tous une même fonction: rendre la forme plus difficile. Car l’art ignore le principe scientifique de la «loi d’économie des forces créatrices». Le mérite du style n’est pas du tout de «loger le plus de pensée dans le moins de mots»; la langue poétique masque l’habituel, accumule les difficultés acoustiques. Il est à remarquer que dans ces premières études les formalistes eurent souvent recours à la poésie populaire, une des langues poétiques les plus «formalistes» qui soient: ainsi, Chklovski cite de nombreuses poésies-devinettes, Ossip Brik étudie les répétitions des bylines (épopées populaires), les expressions doublets, ou encore les parallélismes négatifs (comparaisons qui ne sont amenées que pour être aussitôt niées) qui abondent dans la poésie populaire russe.L’œuvre d’art est une «somme de procédés», mais l’un d’eux prévaut à la suite d’une confrontation et assume le rôle de «dominante». Le rythme n’est le plus souvent qu’une dominante, qui s’oppose à la syntaxe «prosaïque». Brik définit le vers non plus comme un schéma métrique traditionnel, mais comme «unité rythmico-syntaxique primordiale». Le rythme crée sa propre syntaxe: répétitions de La Chanson de Roland , doublets des bylines, parallélismes gogoliens. Cette approche théorique donna de bons travaux sur le vers de Pouchkine, et aussi sur celui d’Akhmatova et de Khlebnikov. Mais il lui arriva d’être poussée jusqu’au paradoxe; les formalistes ne voyaient dans l’œuvre qu’une addition de procédés, il leur manquait encore une explication de la genèse de l’œuvre et du mouvement des formes littéraires.Le mouvement des formesCe fut en somme la deuxième grande étape des recherches formalistes. Les premiers rôles dans cette découverte des lois de la «dynamique» littéraire revinrent à Victor Chklovski et à Iouri Tynianov. Selon Chklovski, les procédés s’usent et s’automatisent continuellement. Inlassablement, l’art s’évertue à rendre neuve notre vision: c’est le procédé de «singularisation», auquel Tolstoï eut sans cesse recours, dans un but de parodie. Par exemple, la nouvelle Kholostomer nous montre le monde par les yeux d’un cheval. Or ce procédé de singularisation est appelé à se renouveler indéfiniment, pour ne pas se stéréotyper à son tour. Chaque génération rejette la «façon de voir» de ses pères et prend appui sur les genres mineurs et méprisés de l’époque antérieure. C’est ce que Chklovski dénomme la succession d’oncle à neveu, ou encore la «marche du cheval» (titre d’un de ses livres, 1923), d’après le jeu des échecs où le cheval ne se déplace jamais en droite ligne. Par exemple, Pouchkine bousculait la tradition de Lomonossov, que prolongeait encore Küchelbeker, et «canonisait» le genre mineur des «vers de société». Tolstoï rejetait le romantisme et se nourrissait de Rousseau et de Toepfer. Bientôt, les formalistes furent amenés par leurs recherches à sortir du ghetto des grandes œuvres consacrées et mirent à l’honneur l’étude des genres mineurs (mémoires, bouts rimés, littérature épistolaire) qui, à chaque génération, se juxtaposent aux genres «majeurs». Tynianov enrichit encore l’étude des successions littéraires par le rôle génétique qu’il attribua à la parodie. C’est souvent par celle-ci qu’une génération désacralise les procédés antérieurs. Ainsi, on avait souvent dit que Dostoïevski avait débuté en imitant Gogol. Tynianov démontre que, dans Le Bourg de Stepantchikovo , Dostoïevski s’est livré à une parodie minutieuse du Gogol prédicateur, celui des Extraits de ma correspondance avec mes amis . C’est que les procédés ne sauraient être étudiés isolément; ils ont une fonction et Tynianov établit que les fonctions dévolues aux procédés se transforment, que le «fait littéraire» évolue. Enfin, la «série littéraire» elle-même est en corrélation avec la «série sociale». L’évolution littéraire, loin de se faire par sédimentation, comme le veut la conception traditionnelle, se fait par glissement des phénomènes linguistiques d’une série dans l’autre, selon les lois d’une «demande» littéraire. Ainsi se trouvait corrigée et heureusement complétée la formule célèbre et quelque peu provocante de Chklovski: «Les formes nouvelles créent les contenus nouveaux.»3. L’héritageL’héritage des formalistes russes est important et varié. Il semble qu’on peut le classer sous trois rubriques. La première est celle des recherches théoriques: manifestes, travaux, études de courts textes-échantillons, recueils d’articles. Il y a dans cet amas de textes du meilleur et du pire, des outrances démodées et des analyses d’une virtuosité inégalée. Les principaux recueils furent les suivants: les deux Recueils sur la théorie de la langue poétique de 1916 et de 1917, La Poésie russe contemporaine de R. Jakobson (1921), Le Vers russe de B. Tomachevski (1923), À travers la littérature (1924) de B. Eichenbaum, ainsi que Problèmes de langue poétique (1924) et Théorie de la littérature (1925) de Tynianov, les quatre recueils de Poetika parus à Leningrad de 1926 à 1928, Théorie de la prose de V. Chklovski (1925), La Prose russe , recueil collectif paru sous la direction d’Eichenbaum et de Tynianov en 1926, et le très important Archaïsants et novateurs de Tynianov (1929).La deuxième rubrique est celle des recherches appliquées: elles représentent la maturité des formalistes. Ceux-ci avaient leurs auteurs de prédilection dont l’œuvre se prêtait le mieux à la «dénudation» des procédés. Au tout premier rang, citons Gogol (Comment est fait le Manteau d’Eichenbaum, 1919, et les nombreuses études de V. Vinogradov), Dostoïevski, dont les formalistes renouvelèrent l’étude du point de vue de la forme (avec les travaux de Tynianov et l’ouvrage important d’un franc-tireur qui n’est qu’apparenté aux formalistes: La Poétique de Dostoïevski par Bakhtine), Tolstoï, dont les procédés satiriques répondaient à merveille aux définitions formalistes et qui suscita les travaux suivants: Le Jeune Tolstoï d’Eichenbaum (1922), l’intéressant Léon Tolstoï du même Eichenbaum (1928 et 1931) et le gros ouvrage de Chklovski, Matériau et style dans Guerre et Paix (1928). Mention doit être faite des incursions formalistes dans les littératures étrangères. En particulier, le Tristram Shandy de Sterne et le Don Quichotte de Cervantès jouèrent un grand rôle dans les travaux de Chklovski. De tous les articles, les plus nombreux et les plus passionnants furent ceux consacrés aux poètes contemporains, à Blok, Akhmatova, Maïakovski, Khlebnikov, par Tynianov, Jirmunski, Jakobson, Vinogradov. Quant aux travaux consacrés à Pouchkine par Tomachevski et Tynianov, à Lermontov par Eichenbaum, à Nekrassov par Tynianov et Eichenbaum, ils sont devenus des «classiques» irremplaçables. Citons enfin une œuvre à part et qui joua un rôle fondamental dans le développement des idées formalistes: «La Morphologie du conte» de V. Propp, parue en 1928 dans Questions de poétique .Mais l’héritage formaliste est plus vaste et il convient d’ajouter une troisième rubrique à ces deux premières. Brillants et protéiformes, des hommes comme Chklovski ou Tynianov ne concevaient pas la théorie de la littérature sans l’expérience personnelle de l’écriture littéraire. Les lettres russes des années vingt furent marquées par un penchant très vif pour l’expérimentation de formes nouvelles et par une réhabilitation de l’imaginaire en littérature. Les formalistes non seulement jouèrent un rôle actif dans la formation de ce goût nouveau pour la créativité, mais aussi montrèrent l’exemple en devenant eux-mêmes des créateurs. Le groupe d’écrivains qui représente le mieux cet engouement pour l’invention des formes et qui afficha cette tendance en empruntant son nom à un des contes de E.T.A. Hoffmann, «Les Frères de Sérapion», était non seulement très proche des formalistes, mais comprenait même Chklovski, tandis que son manifeste était rédigé par un des élèves de ce dernier, Léon Luntz. Kavérine, auteur de récits fantastiques, imitateur très conscient de Laurence Sterne, était, à bien des égards, l’écrivain type tel que le voulaient les formalistes. Inversement Chklovski, avec son Voyage sentimental (imité de Sterne, lui aussi), avec Zoo, lettres qui ne parlent pas d’amour, ou la Troisième Héloïse , ou bien encore avec La Troisième Fabrique (1926), dépassant la critique, créait un genre littéraire hybride et un peu loufoque, mélange de confidences, de cinéma-vérité et de slogans. Tynianov, de son côté, créait un roman historique particulier où l’érudition était une composante de l’unité poétique de l’œuvre: La Mort de Vazir-Moukhtar (1929). Par ses récits à moitié historiques, à moitié fantastiques (Le Personnage de cire , Le Lieutenant Kijé ), il imaginait un genre très actuel de fantastique fondé sur les structures sociales. L’attrait des formalistes pour l’invention des formes nouvelles, pour le jeu sur la construction artistique, bref, pour le «montage», s’étendit tout naturellement au théâtre et surtout au cinéma. Eisenstein, avec son «montage des attractions», pratiquait un formalisme très orthodoxe. Envoûté par les possibilités de l’écriture cinématographique, Tynianov collabora à plusieurs films de Trauberg et Kozintsev. Cherchant dans le Gogol des Récits de Pétersbourg une vision du mouvement adaptable au mouvement cinématographique, il adapta Le Manteau avec virtuosité.Le formalisme russe présenta tant de facettes et de personnalités différentes que les jugements portés sur lui furent souvent contrastés. Dans une étude, Krystina Pomorska fait du formalisme avant tout un répondant «théorique» de l’école futuriste de poésie. C’est peut-être sous-estimer le rôle des symbolistes, en particulier de Biély. D’autres saluent dans le formalisme russe la naissance d’une science de la littérature, d’une poétique structurale épanouie par la suite. Certains rejettent les outrances théoriques et ne retiennent que les grands ouvrages de recherche littéraire, comme ceux d’Eichenbaum sur Tolstoï. Opposés à une longue tradition sociologisante et moralisante de la critique littéraire russe, les formalistes développèrent le germe nouveau né avec le symbolisme russe. Incontestablement, ils représentent un moment aigu et brillant de la conscience littéraire en Russie, une révolution méthodologique qui annonce l’envahissement moderne par le paradiscours, et qui poursuit le rêve de Goethe ou de Valéry d’une grande morphologie de l’art.
Encyclopédie Universelle. 2012.